Little Nightmares, sorti début 2017, est la première production originale (comprendre : non rattachée à une franchise préexistante) du développeur Tarsier Studios, ainsi qu’un titre atypique et intrigant. Cela faisait longtemps que je n’avais pas joué à un jeu ayant une forte puissance narrative, offrant de la profondeur dans son histoire. Contre toute attente, c’est cette œuvre, dont je n’attendais pas grand chose en matière de narration, qui m’a livré ce que j’attendais. Bien qu’il ne comporte aucun dialogue et que l’intégralité de son propos soit racontée au travers du jeu en lui-même, Little Nightmares est un conte dérangé et dérangeant, une fable sur le thème de l’enfance qui prend le pari osé de mêler deux genres que tout semble opposer : la plateforme et l’horreur. Quatre petites heures de jeu plus tard, le « petit » Little Nightmares m’a apporté davantage de sensations que certains titres pourtant plus ambitieux auxquels j’ai joué cette année.
Le décor : Hunger
Le jeu prend place à bord de « L’Antre », un lieu glauque et sinistre qui s’apparente d’abord à une prison, avant de se révéler petit à petit comme une sorte d’embarcation cauchemardesque voguant sur l’océan, et emportant à son bord des humains bien en chair, n’ayant d’autre occupation que de se remplir l’estomac. Au sein de ce microcosme qui conjugue différentes esthétiques – des cuisines à l’aspect industriel se mêlent à des appartements d’inspiration japonaise – tout baigne dans la terreur et le mystère, jusqu’à la « Dame » qui règne en maître sur ces lieux, une femme énigmatique portant un masque et un kimono. Vous êtes Six, une jeune fille trop petite et trop maigre pour que son âge ne puisse le justifier, dont le corps frêle est recouvert par un imperméable jaune. La petite doit se frayer un chemin à bord de cet enfer des mers, tout en évitant d’attirer l’attention de la gargantuesque et vorace population des lieux. Seuls compagnons d’infortune de l’héroïne, les Nomes sont des créatures à l’apparence enfantine portant un masque triangulaire (un hommage esthétique au Pyramid Head de Silent Hill 2 ?) que Six peut prendre dans ses bras comme pour les réconforter.
Le titre original du jeu, avant qu’il ne soit changé au cours du développement, était Hunger (la faim). Et l’on comprend rapidement pourquoi : à la fragilité du corps squelettique et émacié de notre héroïne, s’oppose l’opulence crasse des adultes voguant à bord de L’Antre. Qu’il s’agisse des cuisiniers s’affairant aux fourneaux ou des convives qui se goinfrent à table, tous les habitants des lieux sont des hommes au corps exagérément obèse et repoussant, qui passent leur temps à s’empiffrer de tout et (surtout) de n’importe quoi, si ce n’est des enfants eux-mêmes. Au cours de chaque chapitre, Six doit à la fois éviter de se faire dévorer, mais également trouver de quoi se nourrir elle-même, car son estomac ne cesse de la tarauder. Il faudra, pour se sustenter, composer avec ce que L’Antre a à offrir, quitte à se résoudre à des repas peu orthodoxes…
L’ambiance : Little Nightmares
S’il ne fait que très sporadiquement peur, Little Nightmares est un jeu d’ambiance, qui sait installer un sentiment de malaise et d’insécurité, en conjuguant une mise en scène glauque à souhait, des effets sonores angoissants et une opposition constante entre la frêle Six et les géants humains, qui peuvent la saisir à mains nues et la poursuivre en quelques enjambées. Le jeu n’est donc pas un jeu d’horreur, mais il procure une bonne dose de stress et d’adrénaline, et emprunte les codes esthétiques de divers univers torturés, allant du cinéma de Tim Burton à l’horreur industrielle de Silent Hill, en passant par les décors en noir et blanc de Limbo. Le tout avec la portée poétique d’un Unravel, dont il est d’ailleurs curieusement proche. Comme lui, Little Nightmares est un jeu de plateforme développé en Suède, dans lequel un héros minuscule explore un monde trop grand pour lui. Mais là où Unravel était un conte plein d’amour et de vie, Little Nightmares en est la version cauchemardesque et dérangeante.
Le nom final du jeu, Little Nightmares, n’est pas anodin, tant l’aventure nous plonge dans de « petits cauchemars », c’est-à-dire dans un imaginaire effrayant issu de l’enfance. Le jeu fait appel aux terreurs qui nous frappaient à nos premiers pas : la peur du noir, d’abord, que Six affronte avec pour seule arme un briquet à la flamme vacillante (qui peut se retourner contre elle, car elle la rend visible des ennemis). La peur des grandes personnes, ensuite, si ce n’est la peur de devenir soi-même une grande personne. Le jeu représente en effet un mode très mature, trop mature, dans lequel l’enfant ne semble pas avoir sa place — quand bien même il s’y trouve confronté avec violence.
L’histoire : Little Nightmares
Si les théories et interprétations sont nombreuses quant à l’histoire de Little Nightmares, celle-ci restant volontairement très vague et métaphorique, un thème semble clairement mis en avant : celui de l’enfance, qui regarde avec crainte le monde des adultes. Enfance et âge adulte se confrontent en permanence dans L’Antre, avec ce que cela implique de malsain. À la seule exception de la Dame, une sorte de figure maternelle (mais qui maltraite ses enfants), dont la maléfique présence est constamment rappelée par de petites statuettes à son effigie, les adultes de Little Nightmares sont tous ces êtres obèses avides de nourriture ne cherchant qu’à torturer, sinon dévorer, le personnage de Six. La progression narrative du jeu, jusqu’à son dénouement, révèle les dégâts physiques et mentaux de la maltraitance infligée à l’héroïne. La faim qui la tiraille et les horreurs à laquelle elle se trouve confrontée ne sont pas sans prix pour la petite fille, qui devient littéralement le mal qu’elle tentait d’affronter. En filigrane, le jeu est une allégorie sur le traumatisme des enfants harcelés, voire violentés. L’histoire montre comment le mal infligé à un enfant peut engendrer un cycle de la destruction ; comment les douleurs infligées pendant l’enfance peuvent, par la suite, se répercuter sur les autres. Little Nightmares montre la difficulté, pour les enfants dont le destin a été brisé par leurs parents (ou par les adultes en général), à sortir de la spirale de la violence.
Par sa représentation d’enfants malmenés par des adultes corrompus et irresponsables, Little Nightmares rappelle l’univers littéraire d’Oliver Twist ou celui des Désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire. L’esthétique du jeu évoque d’ailleurs celle des adaptations des Orphelins Baudelaire au cinéma et à la télévision, jusqu’à la symbolique de l’œil que l’on retrouve associée à la Dame, version déshumanisée du Comte Olaf. La dialectique de l’enfance et de l’âge adulte, ainsi que la prédominance des terreurs infantiles dans le récit et les décors, pourront également évoquer le roman Ça, dont la dernière adaptation cinématographique en date est d’ailleurs sortie la même année que Little Nightmares. On pensera également aux jeux Alice d’American McGee, pour leur ambiance sombre et malsaine et leur représentation d’une jeune fille confrontée à la folie des adultes. Bref, autant d’œuvres qui offrent de quoi se constituer une enfance réussie.
On pourra reprocher à Little Nightmares sa maniabilité parfois hasardeuse, sa courte durée de vie et son propos parfois trop métaphorique, laissant certains éléments de scénario sans explication faute de dialogues ou de cinématiques. Mais ces défauts sont aussi des forces, car la brièveté de l’aventure permet au rythme de ne jamais retomber, et l’absence d’une narration littérale laisse la place à divers degrés de lecture tout-à-fait bienvenus. Et avec un deuxième épisode racontant l’histoire du point de vue d’un autre enfant, le jeu n’a pas fini de livrer tous ses secrets. Effectivement « little » — le jeu ne dure que quelques heures — l’histoire de Little Nightmares prend pourtant le temps de raconter beaucoup.
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