Vous savez à quel point j’aime Life is Strange. Bien que son intrigue se concentre sur la relation qui unit ses deux personnages principaux, Max (l’héroïne) et Chloe (sa meilleure amie), Life is Strange est un jeu qui raconte des histoires — histoires, au pluriel. L’histoire d’Arcadia Bay, la ville où se déroule le jeu, et l’histoire de ses habitants. Ceci s’avère crucial à certains moments-clés du scénario, lorsque le joueur se trouve confronté à des choix liés à ces personnages secondaires, et/ou à la ville elle-même. Pour raconter ces différentes histoires, les développeurs de Dontnod Entertainment ont opté pour une technique narrative particulière, qu’ils qualifient de « narration environnementale », autrement dit, une histoire racontée à travers l’environnement. Certes, Dontnod n’a pas inventé le concept, mais ils en ont sans nul doute fait un usage judicieux dans Life is Strange. C’est pourquoi j’estime que ce jeu constitue une illustration intéressante de cet outil narratif particulier. Comment fonctionne-t-il, et en quoi améliore-t-il l’intrigue d’un jeu ?
Cet article ne contient que des spoilers mineurs. Vous pouvez le lire même sans avoir joué à Life is Strange ; je vous recommande vivement, néanmoins, de jouer au jeu pour une meilleure compréhension de cette analyse, mais aussi parce que ce jeu est SUBLIME. Vraiment, jouez-y. Et en plus, le premier épisode est désormais GRATUIT pour tout le monde.
Des lieux chargés d’histoire : « Si ces murs pouvaient parler… »
Dans le monde réel, chaque maison, chaque bâtiment, chaque lieu a une histoire qui lui est propre. Des gens y ont vécu, des gens y sont morts, des gens y ont ri ou pleuré. De la même manière, dans les jeux vidéo mais aussi dans les films, par exemple, les décors explorés et montrés à l’écran sont toujours conçus pour raconter une histoire, leur histoire. Les accessoires, les bibelots ne sont généralement pas laissés au hasard : ce sont des photos de famille, des objets du quotidien, etc., qui ont une importance plus ou moins grande pour les personnages et le scénario. Les décors reflètent les personnages qui les habitent. La différence principale entre les films et les jeux vidéo, c’est que l’on peut explorer les décors d’un jeu, tandis qu’un film ne laisse voir au spectateur que de petites portions de ces décors. C’est pourquoi les environnements sont d’autant plus importants dans les jeux : tout doit faire sens, en termes de narration, dans la mesure où le joueur peut tout examiner en détail. Selon les jeux, les décors peuvent être plus ou moins signifiants vis-à-vis de la narration. Dans des jeux comme Tomb Raider, qui reposent essentiellement sur l’exploration de ruines du passé, les lieux que le joueur explore se veulent le reflet de la vie telle qu’elle était des siècles auparavant. Les décors racontent bel et bien une histoire, l’histoire de quelque chose qui s’est passé. Ici, vous découvrirez ce qui fut autrefois un village, là, des objets du quotidien appartenant à une civilisation antique. Dans bien des jeux, les concepteurs se servent des décors pour recréer l’Histoire. C’est déjà de la narration environnementale, en quelque sorte, mais ce n’est pas spécifique aux jeux vidéo.
Aujourd’hui, en revanche, de plus en plus de jeux tendent à utiliser la narration environnementale d’une manière qui est propre aux jeux vidéo. La plupart des jeux actuels ajoutent des quêtes secondaires reposant sur la récolte de collectibles : « trouve tous les documents secrets », « récolte toutes les lettres de Y », « lis tous les journaux de X ». Ces quêtes ne sont souvent rien de plus qu’une excuse pour débloquer un trophée, mais elles ajoutent bel et bien une nouvelle couche de narration à l’histoire, en ce qu’ils sont des textes liés à l’intrigue, d’une façon ou d’une autre (articles de presse, journaux intimes, etc., détaillant des éléments du scénario). C’est quelque chose que l’on ne peut pas trouver dans un film : la linéarité d’un scénario de film ne permet pas de mettre en pause la narration avec des extraits de journaux. Dans Life is Strange, la narration environnementale n’est pas une quête secondaire : c’est le coeur même du jeu. La majeure partie du temps de jeu consiste à examiner les décors, et au moins la moitié de l’histoire est racontée à travers l’environnement, avec des éléments cruciaux de l’intrigue éparpillés dans les lieux explorés, sous forme de photos, de posters, de lettres, de journaux, d’ordinateurs et autres objets avec lesquels il est possible d’interagir. La plupart des jeux encouragent le joueur à constamment aller de l’avant, vers l’action suivante, la mission suivante. Au contraire, et parce que Max a, littéralement, tout le temps qu’elle veut, Life is Strange invite le joueur à prendre son temps pour explorer le jeu, et y découvrir tous les éléments de l’histoire cachés ça-et-là.
Arcadia Bay : un niveau de jeu vidéo devenu personnage de l’histoire
La ville dans laquelle se déroule Life is Strange est enveloppée d’une aura mystérieuse, inquiétante et surnaturelle, qui lui confère en quelque sorte une âme. Le menu principal met en valeur la ville, avec ses points emblématiques (le phare, Blackwell Academy, la plage…). Au cours de son aventure, Max trouve parfois des photos de la ville, et se rappelle sa fascination pour la forêt qui l’entoure, à l’atmosphère presque mystique. Un totem d’origine inconnue se trouve dans la cour du dortoir de Max à Blackwell, et à plusieurs moments du jeu – y compris un moment crucial – le « fantôme » d’une biche apparaît. De bien des manières, la ville semble avoir une conscience qui lui est propre, une âme bien à elle. Les développeurs ont vraiment cherché à faire de la ville fictive d’Arcadia Bay un personnage à part entière de l’histoire. La prémonition inquiétante de Max – la vision d’une tempête détruisant la ville – est un élément crucial de l’intrigue, puisqu’il apparaît rapidement évident que les pouvoirs de Max affectent son environnement. Il est intéressant de voir comment Life is Strange parvient à connecter tous les éléments du jeu ensemble : le décor n’est pas qu’un décor, c’est aussi un point essentiel du scénario.
L’inspiration photographique : Ça-a-été
De bien des manières, Life is Strange rend hommage à l’art de la photographie. Max est étudiante en photographie, prend des photos de presque tout ce qui l’entoure, et passe son temps à faire des selfies. Les environnements de Life is Strange ont cela d’intéressant qu’ils ont été, en quelque sorte, pensés et créés exactement comme des photographies. Chaque décor du jeu a sa propre ambiance, sa propre palette de couleurs. Les zones que Max explore sont limitées, fermées, cadrées : impossible de sortir du cadre, chaque lieu exploré est une unité cohérente, un fragment d’une image plus grande.
Dans le livre Camera Lucida, le sémiologue Roland Barthes utilise l’expression « ça-a-été », pour décrire le sentiment de malaise qui nous saisit parfois en regardant une photo : la prise de conscience que les lieux, les personnes sur le cliché, ont vécu, ont existé, bien qu’elles puissent ne plus être en vie à l’heure actuelle. Ce sentiment que « ça-a-été » est précisément ce qui rend les environnements de Life is Strange similaires à des photographies. Ces lieux « ont été », ils ont une histoire à raconter. Ils ne servent pas que de décor à l’histoire de Max Caulfield, ils reflètent l’histoire de ce qui « a été » auparavant. On le constate notamment avec les nombreuses références à Rachel Amber, portée disparue, qui sont éparpillées dans les décors. Bien que Max ne l’ait jamais rencontrée, et bien que personne ne sache où elle se trouve actuellement, le joueur apprend à connaitre Rachel simplement par l’exploration des décors, à travers des photographies, des graffitis qui étaient là bien avant lui.
Interaction et narration : Montre-moi ta chambre et je te dirai qui tu es
Plusieurs fois dans Life is Strange, Max explore des lieux intimes, qui reflètent les personnages qui les habitent : la chambre de ses camarades de classe, le garage du beau-père de Chloe, le bureau du proviseur de Blackwell, etc. C’est là que la narration environnementale prend tout son sens : les niveaux du jeu incarnent littéralement la personnalité de ses différents personnages. Dans un jeu conçu comme Life is Strange, il n’y a pas de réelles quêtes à remplir. Le jeu consiste principalement à prendre le temps de tout explorer, tout lire, tout examiner, et c’est de cette manière que l’on comprend des choses sur les personnages que l’on n’aurait pas soupçonnées autrement. En faisant suffisamment attention, vous vous rendrez sans doute compte que les retournements de situation les plus inattendus du jeu étaient en réalité révélés dès le début par les décors eux-mêmes. Les secrets les plus inavouables des personnages ne sont pas exposés dans les cinématiques, mais bien dans les environnements que le joueur explore et les items qu’il examine : il trouve des tests de grossesse et des bouteilles d’alcool, des photos de famille et des lettres désespérées. Et comme Max a la faculté de remonter le temps, vous pouvez même fouiller les affaires personnelles des personnages sous leurs yeux, et remonter le temps ensuite pour qu’ils n’en sachent rien.
La narration environnementale ajoute de la profondeur aux personnages. Des personnages secondaires qui n’apparaissent pas beaucoup à l’écran deviennent bien plus importants, bien plus complexes, bien plus intéressants, dès lors qu’on en apprend davantage sur eux par l’exploration du jeu. L’usage de la narration environnementale permet des intrigues et des personnages plus profonds, plus riches. C’est aussi un excellent moyen d’impliquer le joueur dans la narration, de lui donner une certaine responsabilité : s’il ne fait pas suffisamment attention aux éléments narratifs cachés dans le jeu, il risque de manquer un point crucial de l’intrigue. D’ailleurs, à la fin de l’épisode 2, un dialogue particulièrement important réclame d’avoir bien pris connaissance de l’histoire de son interlocuteur au préalable – autrement, les conséquences peuvent s’avérer dramatiques. Les jeux vidéo reposent généralement sur des défis, des objectifs, et des récompenses pour avoir rempli ces objectifs. Le génie de la narration environnementale, c’est que la véritable récompense pour avoir exploré les environnements n’est autre que l’histoire elle-même, et non un simple trophée ou succès.
La narration environnementale, un outil narratif exclusif au jeu vidéo
C’est loin d’être la première fois qu’un jeu vidéo utilise la narration environnementale (citons entre nombreux autres The Last of Us, par exemple, ou Silent Hill), mais Life is Strange la maîtrise parfaitement. C’est ce qui rend son scénario et ses personnages attachants et ambivalents, et le titre de Dontnod ouvre la voie à de nouveaux titres reposant quasi-exclusivement sur ce procédé narratif. Coïncidence du calendrier, Square Enix et Dontnod Entertainment viennent juste d’annoncer leur partenariat avec Legendary Digital Studios pour le développement d’une adaptation en série TV de Life is Strange. Je n’ai jamais été fan des adaptations en film/série de jeux vidéo. Précisément parce que, souvent, il y manque ce qui faisait toute l’originalité de la narration du jeu original. La narration environnementale n’est qu’un procédé parmi d’autres qui ne peuvent exister que dans un jeu vidéo, ou tout du moins dans un média interactif. Pourtant, le jeu vidéo ne semble toujours pas considéré comme un média légitime pour raconter des histoires, puisque chaque fois ou presque qu’un jeu se vend bien, on se sent obligé de nous l’adapter au cinéma ou à la télévision… Mais enfin, pour rester optimistes, réjouissons-nous du succès de Life is Strange, un jeu qui a tenté quelque chose d’assez différent en termes de narration, et espérons à l’avenir d’autres titres qui, comme lui, prouveront une fois de plus que le jeu vidéo peut raconter des histoires immersives et inédites.
Rédacteur indépendant passionné par le jeu vidéo, je partage sur ce blog mes impressions et mes émotions sur les jeux qui me touchent le plus.
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