Ico, de Fumito Ueda : une Vision Minimaliste du Jeu Vidéo

Capture d'écran du jeu Ico.

En 2001, un jeu vidéo minimaliste à l’allure et à l’esthétique inédites fait son apparition sur la PlayStation 2 : Ico, une création originale menée par le concepteur japonais Fumito Ueda, dont il s’agit du tout premier titre en tant que réalisateur. Né de la volonté de produire une œuvre dotée d’une forte dimension artistique, Ico adopte une jouabilité particulière, qui dépouille le gameplay de ses aspects les plus ostensiblement ludiques afin de se concentrer sur l’immersion et sur l’émotion. Le résultat : un soft contemplatif d’un genre inédit, qui puise dans l’héritage de mouvements plus anciens tout en ouvrant la voie à de nouvelles œuvres dans la même veine. Comment ce jeu vidéo poétique et artistique a-t-il marqué son époque et inspiré ceux qui l’ont suivi ? En quoi Ico est-il le reflet d’une vision singulière, et comment constitue-t-il le point de départ d’un véritable « courant » de l’art ludique ? Retour sur un projet dont la philosophie nourrit, encore aujourd’hui, l’âme d’un grand nombre des jeux vidéo auxquels nous jouons.

Ico, le premier Jeu Vidéo Poétique de Fumito Ueda

À la genèse du jeu Ico se trouve le concepteur japonais Fumito Ueda : un jeune spécialiste de l’art abstrait diplômé de l’université des Beaux-Arts d’Osaka. Fasciné par les mangas et les jeux vidéo, il nourrit un intérêt certain envers les arts interactifs, et fait son entrée dans l’industrie vidéoludique en contribuant au développement du jeu d’horreur et d’aventure Enemy Zero, sorti en 1996. Quelque temps après cette première expérience, il se trouve saisi d’une inspiration soudaine lorsqu’il tombe par hasard sur une image publicitaire dans laquelle une femme tient un enfant par la main au beau milieu d’une forêt. Il visualise alors un jeu vidéo racontant une histoire vieille comme le monde : celle de la rencontre entre un garçon et une fille. La particularité étant qu’il les imagine incapables de communiquer l’un avec l’autre, devant dès lors former une connexion émotionnelle en se tenant constamment par la main, afin d’unir leurs forces pour s’échapper d’un environnement hostile.

Il crée un court film d’animation destiné à exprimer sa vision, qui convainc les éditeurs de Sony Japan de financer le jeu en 1997. Aux côtés du producteur Kenji Kaido, Fumito Ueda compose la « Team Ico ». Les deux hommes optent délibérément pour une équipe resserrée, afin d’éviter l’éparpillement — une approche minimaliste qui guidera tout le développement du jeu. Animé par la volonté de réaliser une authentique œuvre d’art, Fumito Ueda s’entoure exclusivement de jeunes artistes étrangers à l’univers du jeu vidéo, afin de profiter de leur regard neuf et de concevoir un titre qui ne ressemble à aucun autre.

Capture d'écran du jeu minimaliste Ico.
Ico ne constitue guère un succès commercial, mais sa proposition artistique particulière lui permet d’acquérir au fil des ans une excellente réputation. Le jeu est régulièrement cité comme source d’inspiration par de nombreux développeurs actuels.

Après quatre ans de développement, le jeu sort finalement en 2001. Il met en scène un jeune garçon nommé Ico, qui se réveille au milieu d’un château abandonné. Il y fait la rencontre de Yorda, une jeune fille plus âgée, entièrement vêtue de blanc, et enfermée dans une cage. Ico la libère et la prend par la main afin de s’échapper de la forteresse à ses côtés. C’est alors que s’installe un duo atypique et déséquilibré : un petit garçon frêle, mais agile, contrôlé par le joueur, et une jeune femme moins habile, mais plus mature et dotée de pouvoirs magiques, dirigée par l’ordinateur. Ico est chargé de résoudre des énigmes et d’explorer le château pour écarter les obstacles du chemin de Yorda ; en échange, cette dernière utilise sa magie pour venir en aide à Ico. Mais de viles créatures prenant la forme d’ombres et de spectres, commandés par une sorcière maléfique, se mettent à les pourchasser. Ces apparitions démoniaques se révèlent animées par un unique but : capturer Yorda, dont la tenue angélique tranche avec leur noirceur fantomatique. Ces monstres surgissent généralement alors qu’Ico se trouve très loin de Yorda, l’obligeant dès lors à abandonner ce qu’il était en train de faire pour accourir vers elle avant qu’elle ne soit enlevée. Très rapidement, le joueur se sent donc investi d’une mission : celle de toujours garder un œil sur Yorda, et de veiller à sa protection.

La « Conception par Soustraction », ou comment créer un Jeu Vidéo Minimaliste

L’une des forces d’Ico se trouve dans sa capacité à impliquer le joueur dans cette quête, tout en recourant à une narration et à un gameplay éminemment minimalistes, voire inexistants. Fumito Ueda est inspiré en ce sens par Another World, un jeu vidéo de 1991 développé par le Français Eric Chahi,  qui ne présente aucune interface et raconte son histoire presque sans cinématiques ni dialogues. Ainsi, la Team Ico invente une méthode de « conception par soustraction » (en anglais « design by subtracting »), c’est-à-dire l’élimination systématique de tous les éléments de narration ou de jouabilité s’avérant superflus, afin de se concentrer exclusivement sur la puissance évocatrice du fragile duo formé par Ico et Yorda.

Les cinématiques se comptant sur les doigts de la main, la bande-son se fait assez discrète, et l’histoire se résume en quelques archétypes : un petit garçon naïf mais plein de bravoure, une jeune fille puissante mais chétive, une sorcière maléfique et son armée de démons, un mystérieux château dans un pays dont on ne sait rien… D’ailleurs, si l’on connait les noms d’Ico et de Yorda grâce aux making-of et autres documents de production, le jeu en lui-même ne nous communique jamais l’identité de nos deux héros, car les dialogues, très rares, se tiennent dans une langue inintelligible — ou plutôt deux langues, puisqu’Ico et Yorda ne se comprennent pas entre eux, ce qui les oblige à échanger par onomatopées ou par signes. Cette approche minimaliste de la narration est assumée par les développeurs, comme en témoigne une interview de Fumito Ueda :

« Selon moi, il est important de ne pas révéler les détails d’une histoire. Il existe au Japon une forme de poésie que l’on appelle le haïku, dans laquelle les choses ne sont jamais expliquées, afin de laisser les lecteurs comprendre par eux-mêmes, ou bien faire appel à leur imagination à partir de ce qui leur est présenté. Ainsi, c’est le récepteur qui imagine sa propre histoire. Je pense que c’est un mode d’expression particulièrement intéressant à exploiter dans le jeu vidéo. »

Cette approche minimaliste ne se ressent pas que dans la narration, mais également dans la jouabilité. Ainsi, le jeu ne présente aucune interface à l’écran : ni tutoriels, ni astuces, ni même de jauge de vie. Les menus sont très succincts, la sauvegarde s’effectuant de manière fluide lorsqu’Ico et Yorda s’asseyent sur un banc, et les game over se déroulant sans écran dédié. Pas d’inventaire non plus : Ico ne dispose que d’un bâton (puis d’épées plus puissantes, mais il ne peut en porter qu’une à la fois) pour se défendre. Pas de niveaux, enfin : l’action se trouve focalisée en un seul et même endroit, la forteresse dans laquelle sont piégés nos deux héros. Nous explorons cet immense château avec une relative liberté de mouvement, en traçant notre chemin dans ce tortueux labyrinthe. Le jeu semble ainsi plus immersif, et réaliste d’une certaine manière, en se libérant de l’aspect artificiel d’un découpage par niveaux ou par zones. De manière générale, cette « conception par soustraction » permet à la Team Ico de dépouiller son œuvre de tout ce qui constitue la grammaire habituelle des jeux vidéo, afin de concentrer toute son attention et son souci du détail sur ce qui lui semble compter le plus : l’esthétique et l’émotion.

Une Esthétique au-delà du Réel : un Jeu Vidéo Contemplatif

En effet, le but de cette philosophie minimaliste est d’atteindre ce que Fumito Ueda appelle en anglais « reality ». Un terme qui est ici trompeur, car il ne signifie absolument pas « copier la réalité » : au contraire, il s’agit davantage de dépeindre une esthétique du sentiment, une réalité onirique, qui allie les émotions du développeur à celles qui sont projetées par le joueur. En ne donnant aucune indication géographique ou temporelle sur son univers, et en laissant flous les tenants et les aboutissants de son histoire, Ico nous plonge effectivement dans un monde tout droit sorti d’un rêve.

Pour concevoir l’apparence du château, personnage du jeu à part entière, Fumito Ueda ne fait appel à aucune référence de la « vie réelle ». De toute manière, comme il le reconnait lui-même en interview, il n’a jamais visité un seul château de toute sa vie, et il n’en éprouve absolument pas le besoin. La Team Ico étudie en revanche les gravures de l’artiste français Gérard Trignac : des paysages urbains et des constructions architecturales qui paraissent vraisemblables, mais comportent toutefois des caractéristiques dépassant le réel, créant un résultat hybride entre familiarité et fantaisie. De la même manière, ce qui est dépeint dans Ico est davantage l’idée, l’impression, l’émotion d’un château, plutôt qu’une copie conforme de la réalité — une « surréalité », en quelque sorte.

Gravure de Gérard Trignac ayant inspiré le jeu Ico.
Architecte de métier, Gérard Trignac respecte certaines conventions et proportions du monde réel, mais créé également une distorsion qui donne vie à des bâtisses imaginaires.

Le surréalisme est d’ailleurs un courant artistique qui nourrit fortement la Team Ico, puisque Fumito Ueda se révèle inspiré, de l’esthétique du jeu jusqu’à son simple titre, par le peintre italien Giorgio De Chirico. Un artiste qualifié de surréaliste, ou de métaphysique : là encore, il ne se contente donc pas de copier la réalité, mais il la transcende en lui conférant une puissance onirique et émotionnelle. La jaquette du jeu Ico est directement inspirée par La Nostalgie de l’Infini, une toile qui représente deux êtres minuscules au pied d’une immense tour, comme prête à s’effondrer sur eux pour les dévorer tout entiers — un concept que l’on retrouve dans l’opposition entre la gigantesque forteresse et le frêle duo formé par Ico et Yorda. Ce que Ueda appelle « reality », ce n’est pas la copie du réel ou le réalisme, mais une réalité émotionnelle, imagée et imaginée, qui permet au joueur d’y puiser comme d’y projeter toutes sortes de sentiments.

Comparaison entre la peinture de Giorgio de Chirico et la jaquette du jeu Ico.
La Nostalgie de l’infini (à gauche) est l’inspiration directe de la jaquette du jeu Ico (à droite).

La Subjectivité du Joueur au cœur de l’Expérience : un Jeu Vidéo Émouvant

Au-delà de ces inspirations assumées, Ico est aussi l’héritier d’un autre courant artistique né dans les années 1960 : le minimalisme (aussi appelé art minimal), qui peut être défini comme une volonté d’aller à l’essentiel. Dans l’art minimal, toute trace de l’intervention de l’artiste est effacée, de même que toute recherche de sens ou d’esthétisme. La peinture elle-même est épurée de ce qui en constitue la substance, au profit de formes et de couleurs extrêmement simples : des carrés, des lignes droites… Ainsi qu’une absence totale de symbolisme, puisque les minimalistes revendiquent un art dénué de sentiments.

Capture d'écran du jeu Tetris.
Dans le jeu vidéo, on trouve des héritiers de l’art minimal dans sa définition première (des formes géométriques et une esthétique épurée, pour un jeu réduit à sa plus simple expression) : les tout premiers jeux vidéo en sont de parfaits exemples (certes davantage par contrainte technique que par parti pris artistique), de Pong à Tetris.

Avec sa « conception par soustraction », Ico se revendique du minimalisme autant qu’il s’en éloigne. Tout comme la peinture minimale se débarrasse des caractéristiques de la peinture, Ico est un jeu vidéo qui efface ce qui fait de lui un jeu vidéo. Il rend invisible toute trace de l’intervention des développeurs sur l’œuvre, toute la dimension « technique » du jeu — la manette, les menus, les niveaux, les quêtes, les commandes, tous ces éléments qui rendent le jeu très « artificiel » sont ici masqués. L’essence même du jeu, à savoir sa dimension ludique, disparait : Ico n’est pas amusant (il s’avère même pénible et frustrant à certains moments), et ne recherche à aucun moment à l’être.

Mais contrairement à l’art minimal des années 1960, il ne s’agit pas, ici, de priver l’œuvre de ses émotions : au contraire, tous les artifices s’effacent dans le but de laisser exclusivement la place aux émotions — de préférence celles du joueur plutôt que celles des développeurs, qui se mettent en retrait en dissipant toute trace de leur passage. Parce que le jeu se détache des dimensions plus ludiques (pas d’inventaire, de niveaux, de combat, de système de score ou de récompenses, pas de quêtes annexes ou de missions secrètes) et s’émancipe des contraintes de narration (scénario très mince, dialogues presque absents, musiques très discrètes), le joueur en vient à oublier qu’il se trouve face à un jeu vidéo. Il plonge dans une « réalité », et ainsi, comme dans le haïku, c’est lui qui nourrit le jeu de ses émotions et de sa subjectivité.

La naissance d’une Vision Artistique du Jeu Vidéo : d’autres Jeux Comme Ico

Si les ventes d’Ico ne sont guère satisfaisantes, le succès critique, lui, est au rendez-vous. Aujourd’hui, il est considéré comme un classique par de nombreux joueurs. Naturellement, on retrouve le principe de « conception par soustraction » dans les autres productions de la Team Ico : Shadow of the Colossus, en 2005, et The Last Guardian, en 2016. L’interface est, là encore, réduite à sa plus simple expression, afin de favoriser l’immersion dans des décors à l’immensité vertigineuse. Mais au-delà des œuvres de Fumito Ueda, Ico a lancé un véritable courant vidéoludique, alliant une structure minimaliste et une émotion exacerbée : toute une mouvance que l’on appelle souvent des « jeux contemplatifs », un terme qui révèle combien ce sont des jeux qui n’en sont pas vraiment, dans lesquels le joueur est à la fois acteur et spectateur.

Capture d'écran du jeu vidéo minimaliste Rime.
L’architecture « à la Gérard Trignac » et l’idée d’un héros enfantin s’exprimant par onomatopées se retrouvent dans l’excellent Rime, sorti en 2017.

Ainsi, les jeux du directeur artistique Matt Nava poursuivent dans la même lignée : dans Flower, le joueur incarne des pétales de fleurs s’envolant dans le vent ; dans Journey, il erre dans des immensités désertiques ; dans Abzû, il sonde des profondeurs sous-marines — à chaque fois sans carte ni balise d’objectif. On peut aussi citer le cas de deux œuvres suédoises : le charmant Unravel de Martin Sahlin, un jeu de plateforme à la narration succincte, et l’étonnant Brothers de Josef Fares, un jeu d’aventure à la jouabilité singulière. L’idée d’un être isolé dans un environnement hostile constitue le cœur d’autres jeux minimalistes, comme les productions du studio danois Playdead, Limbo et Inside, ou le dérangeant et torturé Little Nightmares de Tarsier Studios. Enfin, le concept même de la coopération entre deux êtres, l’un armé et l’autre vulnérable, se retrouve dans de nombreux jeux, de Resident Evil 4 jusqu’à Bioshock Infinite en passant par The Last of Us. Finalement, comme toutes les grandes œuvres d’art, Ico est un jeu tellement abouti dans sa vision et son exécution qu’on le retrouve, sous une forme ou une autre, dans presque tous les jeux qui l’ont suivi.

➡️ Les jeux vidéo minimalistes ne sont qu’une vision du jeu vidéo parmi de nombreuses autres. Sur Artcore Gamer, j’essaie de décrypter les différents courants, inspirations et héritages artistiques du jeu vidéo. Car oui, le jeu vidéo est bel et bien un art ! Pour être au courant de mes prochains articles, vous pouvez me suivre sur Twitter et sur Instagram, et également vous abonner à mon blog en renseignant votre e-mail ci-dessous ! ⬇️

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