Rappelez-vous, il y a quelques temps maintenant, Jean-Christophe Cambadélis, président du Parti Socialiste, avait déclaré : « PS, cela veut dire Parti socialiste… et pas PlayStation. Il ne s’agit pas de descendre le maximum de socialistes en moins de temps possible », jouant ainsi sur le préjugé bien connu « jeu vidéo = violence », et prouvant sa méconnaissance totale du support. Le mois dernier, la députée socialiste Catherine Coutelle a pointé du doigt le jeu vidéo français pour sexisme, se fondant sur une argumentation bancale, et stigmatisant une fois encore l’industrie vidéoludique française qui, pourtant, est loin d’être scandaleuse en la matière. Et puis, il y a ce remaniement annoncé jeudi dernier, qui pousse vers la sortie la ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, dont on apprend dans Le Parisien qu’elle est surnommée par ses confrères socialistes « ministre des jeux vidéo », avec tout ce que cela implique de péjoratif – en clair, Fleur Pellerin est tellement inculte qu’elle ne sait s’occuper que des jeux vidéo, mais certainement pas de la Culture avec un grand « C ». C’est bien connu, les jeux, c’est trop violent ; les jeux, c’est pour les débiles ; les jeux, c’est pas de la culture ; les jeux, ça n’a aucune importance pour la France. Ma question est donc la suivante, chers politiciens : avez-vous seulement joué à un seul jeu vidéo dans votre vie ? Et, plus largement : sur quelle planète vivez-vous ?
Une « ministre des jeux vidéo », c’est pas si mal, en fait
Puisque vous vous permettez de donner des leçons aux joueurs trop stupides et trop violents, je vais me permettre de vous donner des leçons à vous en tant que politiciens trop ignorants : parler sur un sujet que vous ne connaissez pas, sincèrement, ça craint. Et n’allez pas nous faire croire que vous connaissez votre sujet, car il est évident que ça n’est pas le cas. Pour commencer : non, les jeux vidéo ne sont pas tous violents. Sur ce point, je vous renvoie à mon premier article, dans lequel j’évoquais déjà la sortie de Jean-Christophe Cambadélis, tout en expliquant pourquoi je ne suis pas encore devenu un meurtrier, bien que je joue aux jeux vidéo depuis que j’ai l’âge de tenir une manette ; et pourquoi les jeux vidéo sont effectivement des biens culturels voire artistiques, ne vous en déplaise.
On peut penser ce qu’on veut de Fleur Pellerin. Très honnêtement, son départ ne me fait ni chaud, ni froid, et cet article n’est pas à considérer comme l’éloge d’une ministre dont la politique culturelle est sans doute discutable, y compris dans le champ du jeu vidéo. Ce qui me hérisse les poils, en revanche, c’est l’idée que le gouvernement l’appelle « ministre du jeu vidéo » sur un ton aussi critique, comme si l’idée que quelqu’un puisse chercher à défendre l’industrie vidéoludique en France était franchement inacceptable. Sans que cela signifie qu’il faille totalement se détourner des autres domaines culturels, il était grand temps que quelqu’un se bouge pour faire avancer l’industrie du jeu vidéo français, qui jusque-là avait été plus ou moins laissée à l’abandon par les différents ministères de la culture. Le jeu vidéo mérite qu’on s’y attarde. Ne serait-ce que parce que ça rapporte. Comme le précise un article du Monde.fr paru il y a deux jours : « le jeu vidéo figure au neuvième rang mondial des industries culturelles et créatives en termes de chiffres d’affaires, loin derrière la télévision, les arts visuels et la presse, mais devant le cinéma et la musique ». Mieux encore : « en termes de chiffres d’affaires, le jeu vidéo français s’exporte plus que la littérature française ». Personnellement, j’ajouterai à cela qu’il se dessine en France comme une sorte d’exception culturelle, que j’évoquais déjà dans mon article sur l’exposition « L’Art dans le Jeu Vidéo – L’inspiration française » : une vision toute particulière du jeu vidéo, une french touch rafraîchissante pour l’industrie dans son ensemble. En clair, le jeu vidéo représente véritablement un atout non-négligeable pour la France, culturellement comme économiquement. Par conséquent, un ministre de la culture qui veille au bon développement du jeu vidéo, moi, je trouve ça pas mal. Pas mal du tout, même.
Fleur Pellerin, aux côtés d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat au numérique, a grandement œuvré pour venir en aide aux développeurs français. En France, depuis 2007, les studios de développement peuvent bénéficier du crédit d’impôt jeux vidéo (CIJV), une aide de l’Etat visant à accompagner la création de jeux vidéo français en réduisant de 20% les dépenses de développement. En 2015, à l’initiative du ministère de la culture de Fleur Pellerin, le CIJV a été étendu aux « jeux vidéo spécifiquement destinés à un public d’adultes et qui sont commercialisés comme tels » – en d’autres termes, les jeux français destinés aux plus de 18 ans, pouvant s’avérer plus violents que les autres ; une catégorie qui jusque là ne pouvait en bénéficier justement pour cette raison. Si la mesure maintient tout de même une réserve pour les jeux estimés les plus graphiquement violents et les jeux à caractère pornographique, elle va néanmoins dans le sens d’une incitation à la création, qui n’enferme plus les développeurs français dans un carcan du type « édulcorez vos jeux ou financez-les vous-mêmes ». En définitive, les choses vont plutôt dans le bon sens, et ça ne peut qu’être profitable à la France. L’industrie vidéoludique française a d’ailleurs salué à plusieurs reprises les mesures prises par Fleur Pellerin.
« Une négation de l’existence de la femme », vraiment ?
Hélas, tous nos dirigeants n’ont pas l’ouverture d’esprit de Fleur Pellerin et d’Axelle Lemaire. La députée socialiste Catherine Coutelle a soumis en janvier dernier, dans le cadre de la loi sur le numérique, un amendement visant à « exclure de l’obtention du crédit d’impôt […] les jeux comportant des représentations dégradantes à l’encontre des femmes ». Catherine Coutelle appuyait alors son propos de la façon suivante :
« Il y a souvent soit une absence complète de personnage féminin, comme dans « Assassin’s Creed », ce qui est une négation de l’existence de la femme; soit des héroïnes très érotisées, identifiées par leur physique, avec des grosses fesses et de gros seins pour le dire crûment, alors que les héros masculins sont tout à fait habillés. » (Catherine Coutelle, citée par William Audureau dans « Des députés socialistes veulent s’attaquer au sexisme dans les jeux vidéo français », Le Monde.fr, 13 janvier 2016)
L’amendement de Catherine Coutelle n’a pas été retenu. Sans doute parce que, quelque part dans le processus, quelqu’un s’est rendu compte que ses arguments ne tenaient absolument pas la route. Il me semble en effet nécessaire de rappeler à madame Coutelle quelques points de culture générale :
Assassin’s Creed ? Pas un jeu français. Tout du moins au sens où la série est dévelopée majoritairement au Québec, dans les studios montréalais d’Ubisoft, entreprise française certes, mais dont les antennes à l’international sont nombreuses. Les jeux de la franchise Assassin’s Creed ne sont donc, de toute manière, pas éligibles au CIJV français. Par ailleurs, ce n’est pas parce que vous avez entendu parler d’une polémique sur l’absence de personnage féminin dans Assassin’s Creed: Unity que tous les jeux Assassin’s Creed contribuent à une « négation de l’existence de la femme ». La polémique en question est née d’une erreur de communication d’Ubisoft, qui a mal su justifier l’absence de personnage féminin dans le mode multijoueur de l’épisode Unity. De fait, le joueur ne peut y incarner qu’Arno, le protagoniste du jeu. Il n’y a pas de femme jouable tout simplement parce qu’il n’y a qu’un seul personnage jouable, qui se trouve être un homme. Il aurait suffi à Ubisoft de préciser cela ; au lieu de quoi le studio a évoqué de prétendues difficultés techniques à modéliser et animer un personnage féminin – un argument absurde et infondé, à l’origine de tout ce bad buzz. Il semble que Catherine Coutelle a entendu parler (de très loin) de cette polémique, pour ensuite l’étendre sans plus s’interroger sur le sujet à l’ensemble de la franchise Assassin’s Creed. Or, si la députée s’était davantage renseignée, elle aurait remarqué que le jeu Assassin’s Creed: Liberation (sorti en 2012, soit deux ans avant Unity) met en scène un protagoniste féminin, et que l’épisode Assassin’s Creed: Syndicate (sorti en 2015, un an après Unity) propose deux protagonistes, un homme et une femme. Sans même tenir compte des nombreux personnages secondaires féminins d’importance présents dans la série Assassin’s Creed, nous ne sommes donc pas dans une « négation de l’existence de la femme ». L’argument de Catherine Coutelle est bancal, voire infondé, et révèle une méconaissance totale du sujet.
Le jeu français, que Catherine Coutelle prend comme exemple d’industrie stigmatisante à l’égard des femmes, comporte pourtant un grand nombre de protagonistes féminins, de femmes non-sexualisées et indépendantes. Je dirais même que le jeu français se distingue en cela des autres pays, avec un réel effort, depuis plusieurs années, pour mettre en avant davantage de femmes. En 2003, Jade est l’héroïne du jeu Beyond Good & Evil : une jeune journaliste qui tente de survivre à la guerre, et de renverser une dictature. Dans Remember Me, Dontnod Entertainment met en scène une femme comme protagoniste, avant de livrer Life is Strange en 2015, un jeu épisodique dont une très grande partie du casting est féminin, à commencer par les deux personnages au centre de l’intrigue, Max et Chloe. Contrairement à beaucoup trop de personnages féminins actuels, Max et Chloe n’ont besoin d’aucune aide masculine pour parvenir à leurs fins. Elles sont indépendantes, intelligentes ; elles incarnent une représentation féminine tout à fait positive et progressiste. Par ailleurs, aucun des personnages susmentionnés n’a « des grosses fesses et de gros seins ».
Certes, il y a toujours des efforts à faire, et non, tout n’est pas parfait dans la façon dont on représente la femme dans le jeu vidéo français – le studio Quantic Dream, à l’origine des jeux Heavy Rain et Beyond: Two Souls, s’il propose aussi des protagonistes féminins, a la fâcheuse tendance de dénuder voire de placer les femmes dans des scènes d’attouchements et de viol, entretenant ainsi une culture du viol qui n’a clairement pas besoin de ça pour s’ancrer dans les esprits. Non, tout n’est pas parfait, et ce n’est pas ce que je cherche à dire. Mais clairement, la France a une longueur d’avance sur les autres pays en termes de représentations positives de la femme dans le jeu vidéo, et pointer ainsi l’industrie du doigt sans arguments fondés, c’est nier les évolutions que l’on a pu constater ces dernières années, et c’est surtout décourager les développeurs de poursuivre leurs efforts en ce sens.
Qu’on fasse attention à la façon dont est représentée la femme dans le jeu vidéo, ou que l’on s’oppose à une abondance déraisonnée de violence dans les productions françaises, cela me semble légitime. Mais menacer d’exclure du CIJV un développeur que l’on aurait estimé trop ceci ou pas assez cela – selon des critères subjectifs et flous – c’est imposer une pression liberticide sur les artistes qui façonnent les jeux vidéo, c’est placer une épée de Damoclès au dessus de leurs têtes. J’ai déjà, sur ce blog, évoqué l’idée qu’un personnage sexy n’est pas forcément un personnage sexiste – c’est le cas de Lara Croft pour les femmes, de Nathan Drake pour les hommes, et de presque tous les personnages de jeux vidéo, de fait. Il peut y avoir mille raisons de sexualiser un personnage de jeu vidéo, masculin comme féminin, tout comme on peut sexualiser des personnages de roman ou encore de cinéma, sans qu’il y ait derrière une volonté sexiste, même inconsciente. Sinon, autant dire que les artistes qui peignent des nus sont tous des obsédés sexuels, ou qu’un film comportant des scènes de nudité est obligatoirement sexiste. Menacer de refuser le CIJV à un développeur qui se risquerait à sexualiser un personnage, c’est l’inciter à ne plus rien sexualiser du tout. Et donc, en définitive, nuire à la liberté de création, à la liberté artistique, et causer du tort au jeu vidéo. En fin de compte, changeons de coupable : le jeu vidéo n’est pas plus sexiste que toutes les autres industries culturelles, et dans tous les cas, empêcher cette industrie de se développer n’est pas la bonne manière d’en finir avec le sexisme.
Revendez votre cadeau de Saint-Valentin et prenez une console
Attribuer au jeu vidéo toutes les tares du monde, franchement, ça devient lourd. Les politiques français ont visiblement quelques années de retard, en sous-estimant une industrie qui contribue pourtant déjà, avec ou sans leur aide, au rayonnement culturel et économique de la France. Et avec leur aide, ça serait encore mieux. Il est temps de changer de discours, de changer de regard, et de prendre conscience de ce que le jeu vidéo fait partie de la culture, et notamment de la culture française. Que ce soit avec Fleur Pellerin ou quelqu’un d’autre, finalement, cela m’importe peu. Ce que je souhaite, c’est voir enfin de nouvelles perspectives pour le jeu vidéo que de se voir attribuer tous les torts, et d’être considéré comme une sorte de sous-culture stupide et navrante.
Hommes et femmes politiques de tous bords, et autres mauvais esprits prêtant au jeu vidéo des tares qu’il n’a jamais eues, je n’ai finalement qu’une seule chose à vous suggérer : achetez-vous une console. Ou un PC gamer, si vous le préférez. Jouez. Jouez. Arrêtez donc de donner votre avis sur un support dont vous ignorez tout. Jouez. Et ensuite seulement, nous en reparlerons.
En lire +
- « Des députés socialistes veulent s’attaquer au sexisme dans les jeux vidéo français » par William Audureau pour Le Monde.fr, 13 janvier 2016.
- « L’industrie du jeu vidéo prend la défense de Fleur Pellerin » par William Audureau pour Le Monde.fr, 13 février 2016.
Rédacteur indépendant passionné par le jeu vidéo, je partage sur ce blog mes impressions et mes émotions sur les jeux qui me touchent le plus.
I hate the thought police on games and films, and…well everything 🙁